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contribution 28 - MPATSWENUMUGABO Alphonse

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Enjeux des traductions

Alphonse MPATSWENUMUGABO

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Je vous remercie, Monsieur le Président. Je m’appelle Alphonse Mpatswenumugabo. J’épelle parce que, effectivement, mon nom est très difficile pour des personnes qui ne parlent pas le kinyarwanda ou le kirundi. Avant de rejoindre le Tribunal pénal international pour le Rwanda, je travaillais à Jeune Afrique et je voyageais beaucoup, même les autres africains, tout le monde m’appelait Alphonse, donc ne vous gênez pas.

Je vais effectivement parler du rôle de l’interprète dans les procès devant le TPIR, et particulièrement du cas de l’interprète de la cabine kinyarwanda.

Je commence par le recrutement. Lorsque le TPIR a ouvert ses portes, il y avait, au départ, des interprètes anglais/français. Mais on s’est rendu tout de suite compte qu’on avait besoin de gens qui parlent le kinyarwanda. Comme, avec le génocide, presque tous les cadres qui exerçaient au Rwanda avaient été soit tués ou avaient fui le pays, il n’y avait pratiquement pas d’interprètes/traducteurs qu’on pouvait trouver au Rwanda.

Le recrutement des interprètes/traducteurs de l’unité kinyarwanda a ainsi été fait à la va-vite. Par la suite, il s’est avéré que les personnes qui venaient d’être recrutées n’étaient pas toutes à l’aise avec l’interprétation. Pour combler cette lacune, le Tribunal a mis en place une unité chargée de la formation. Rappelons que plus de 90 % des témoins qui viennent au TPIR ne parlent que le kinyarwanda.

Comme c’est l’heure des bilans, l’unité kinyarwanda remercie le Greffier Adama Dieng d’avoir permis la mise en place, en 2003, de cette unité chargée de la formation. On a commencé à former les interprètes/traducteurs de la cabine kinyarwanda. Les candidats passaient un test de pré-recrutement et ceux qui réussissaient ce test venaient passer sept mois au TPIR pour apprendre la technique et le métier d’un interprète/traducteur. C’est au cours de cette formation que les candidats interprètes/traducteurs apprennent, entre autres choses, qu’ils sont des auxiliaires de la justice pénale internationale.

Comme vous le savez, l’article 31 du Statut du Tribunal stipule que les langues de travail du Tribunal, sont l’anglais et le français. Le kinyarwanda n’en fait pas partie, mais il est là ; c’est une langue rare et on est obligé de l’utiliser car c’est la langue pivot. C’est dans ce cadre que je vais parler des difficultés spécifiques que l’interprète de la cabine kinyarwanda rencontre.

Je vous remercie.

J’ai tendance à parler très vite. Je suis désolé car je ne facilite pas le travail à mes collègues des cabines française et anglaise. Je sais que c’est un défaut, comme Monsieur Reyntjens le disait hier. Normalement, les intervenants devraient parler lentement, et le Président Byron l’a rappelé hier.

La première difficulté que l’interprète de la cabine kinyarwanda rencontre, concerne la documentation. Tout interprète a besoin d’une bonne documentation en rapport avec les sujets qui doivent être traités. Au TPIR, notre bible, c’est Les textes fondamentaux, que vous voyez ici. À ce jour, en juillet 2009, ces textes ne sont pas encore traduits en kinyarwanda. La raison étant tout simplement que l’unité kinyarwanda manque d’effectifs suffisants et est débordée. Ce n’est pas parce que le responsable de cette unité n’a pas voulu faire traduire cet important ouvrage, mais c’est parce que nous sommes très sollicités : il y a des jugements, il y a des procès-verbaux d’audition, il y a des déclarations écrites de témoins, donc nous commençons par l’urgence.

Et lorsque, pendant une audience, les parties font référence aux Textes fondamentaux, nous avons des difficultés à trouver des termes adéquats car cet ouvrage n’est pas encore traduit en kinyarwanda. L’interprète de la cabine anglaise ou française va se référer, par exemple, à l’article 32, et cela sera plus facile. Pour nous, c’est difficile.

Toujours au sujet de la documentation, nous souhaitons signaler que l’unité kinyarwanda n’a pas de base de données terminologique vérifiée. Prenons, par exemple, le terme « alibi », qui est facile en anglais et en français. En kinyarwanda, « alibi » est traduit de deux façons différentes, et ces deux définitions sont correctes. Pour harmoniser les termes utilisés et pour un héritage, il faudrait une base de données terminologique vérifiée. Malheureusement, ce problème n’est pas encore résolu.

Un autre problème auquel l’interprète de la cabine kinyarwanda fait face est l’utilisation des acronymes. Un témoin dit, par exemple : « Nous avons quitté notre localité et nous avons fui vers l’IGA. » « IGA » en kinyarwanda signifie « Ikigo gihugura abaturage ». Un interprète rwandais qui n’a pas vécu au Rwanda va dire que c’est une personne, parce que cela ressemble à une personne. En français, « IGA » donne l’acronyme « CCDFP » : centre communal de développement et de formation permanente.

D’autres témoins, surtout des militaires, disent, par exemple : « J’étais chauffeur d’un "VBL". » L’interprète lui demande : « "VBL", c’est quoi ? » Lorsque vous lui posez la question, il répond : « Mais vous êtes sourd, j’ai dit "VBL". » Si avant d’entrer dans la cabine, vous n’avez pas eu le document qui se réfère à l’acronyme « VBL », qui signifie « véhicule blindé léger », vous ne savez que dire. Et c’est, là encore, une difficulté.

Permettez-moi de revenir encore au problème de la documentation en kinyarwanda. Ce problème porte sur le site internet du TPIR. En 2009, on ne trouve sur la partie en kinyarwanda de ce site que trois jugements, mal traduits et non révisés. Il s’agit des Jugements Jean Kambanda, Omar Serushago et Jean-Paul Akayesu. C’est encore là un sérieux problème. On trouve cependant sur le même site internet plus de 40 jugements en français et en anglais. Ce Tribunal a été créé pour aider les Rwandais. Aujourd’hui, le gouvernement rwandais a beaucoup fait pour investir dans le domaine des technologies de l’information, surtout Internet. Les Rwandais qui utilisent le site internet du TPIR et y trouvent des documents qui ne sont pas à jour.

Comme vous le savez, la Résolution 955 du 8 novembre 1994 indique que le TPIR a été créé notamment pour contribuer au « processus de réconciliation nationale ». Étant donné que plus de 90 % des Rwandais ne parlent que le kinyarwanda, ils manquent cruellement de documents de référence. Nous espérons que tout sera mis en œuvre pour faire traduire en kinyarwanda tous les jugements avant la fermeture du TPIR.

Une autre contrainte que l’interprète de la cabine kinyarwanda rencontre est une contrainte technique qui vient du fait que la cabine kinyarwanda est liée soit à la cabine anglaise, soit à la cabine française. Mais là, ce n’est pas une spécialité du TPIR, même dans d’autres pays où il y a des langues rares, une langue « rare » est intégrée à un autre canal.

Que se passe-t-il ? Lorsque le collègue de la cabine française termine d’interpréter et oublie de relâcher le canal, tout le monde regarde l’interprète de la cabine kinyarwanda. On croit que l’interprète de la cabine kinyarwanda est mort alors, qu’il ne peut pas travailler : son canal est bloqué. Et c’est, là aussi, une source de stress supplémentaire.

Vous n’imaginez pas le stress de mes collègues qui interprètent nos différentes interventions. Nous sommes là et, comme je le disais, je m’excuse, je vais peut-être rapidement et je nuis au bon travail de l’interprète qui se trouve là-haut, en cabine.

En bref, le fait que la cabine kinyarwanda soit intégrée à la cabine française ou anglaise oblige l’interprète de la cabine kinyarwanda, avant toute intervention, à tourner le bouton à gauche ou à droite. C’est une autre source de stress.

J’ai oublié de vous dire qu’avant 2003, l’interprète kinyarwanda était assis à côté du témoin. Le témoin prenait l’interprète pour un gêneur, un méchant, un ennemi qui l’embête, surtout lorsque le contre-interrogatoire commence, car les choses deviennent difficiles. Le témoin qui vous voit assis à côté de lui — vous êtes rwandais — croit que vous êtes là pour l’embêter. Il ne sait pas que vous êtes en train de faire votre travail. Il vous prend pour un ennemi, pour un Hutu ou pour un Tutsi. Le problème rwandais resurgit alors que vous êtes là pour travailler. Vous interprétez les propos d’une tierce personne, mais le témoin pense dans sa tête : « Celui-ci m’embête, c’est peut-être un Hutu, c’est peut-être un Tutsi. » Voilà, c’est un autre problème que l’interprète kinyarwanda rencontre.

Heureusement, depuis 2003, ce problème a été résolu : on a mis en place une cabine pour les interprètes kinyarwanda. L’interprète ne s’assoit plus à côté du témoin.

Une autre difficulté : la qualité de la prestation. Il arrive que le témoin utilise un langage codé. Il ne veut pas, visiblement, répondre à la question que le Procureur ou la Défense lui pose. Dans une telle situation, nous avons vraiment des difficultés. Et cela arrive souvent lors du contre-interrogatoire. Lors de l’interrogatoire principal, le témoin est très gentil parce que la partie qui l’a cité l’a préparé, mais lorsqu’on commence le contre-interrogatoire, il croit qu’on l’accuse et il devient agressif. Quand il devient agressif, nous avons du mal à travailler.

Je pense, à ce stade, que les spécialistes qui sont ici, comme Claudine Vidal, qui ont travaillé sur le Rwanda, pourront nous aider à connaître ce qui pousse le témoin à devenir agressif. Pourquoi le témoin ne veut pas vraiment dire la vérité ? Est-ce parce qu’il veut esquiver une question qui le touche individuellement ? Vous savez que, parmi les témoins, il y a, par exemple, des femmes qui ont été violées et, parfois, elles ne veulent pas le dire, donc, elles vont cacher cette vérité. Mais pour nous, les interprètes, c’est très difficile d’interpréter des non-dits. Parfois, le témoin esquive une question parce qu’il veut protéger quelqu’un. Le témoin, peut-être, ne veut pas dire toute la vérité qu’on lui demande ; peut-être qu’il est en train de mentir. Et nous, dans la cabine kinyarwanda, parfois, nous sentons qu’il est en train de mentir, mais là, ce n’est pas notre travail, nous devons être neutres. Ou bien, le témoin veut-il cacher son rôle dans le génocide ?

Voilà quelques questions que les spécialistes devront analyser et nous éclairer. Mais cette situation complique notre tâche en tant qu’interprètes. Il est difficile de sonder le subconscient du témoin qui ne veut pas dire la vérité pour diverses raisons, et cela augmente le stress de l’interprète.

Comme je viens de l’indiquer, tout interprète doit être neutre. Il doit tout faire pour rendre fidèlement le message d’origine dans la langue d’arrivée, avec toutes les nuances. Et, en un moment donné, le Procureur, la Défense, les Juges, bref tout le prétoire, nous regardent en croyant que nous sommes défaillants parce que nous prenons beaucoup de temps de recul pour comprendre le message en kinyarwanda avant de le rendre dans la langue d’arrivée. Comme la grande majorité des personnes se trouvant au prétoire ne comprend pas le kinyarwanda, l’interprète kinyarwanda devient le bouc émissaire tout désigné. En réalité, le témoin est en train de faire une sorte de monologue, et c’est difficile d’interpréter un monologue.

Autre chose : l’interprète kinyarwanda doit veiller à la protection des témoins. Certains témoins protégés, sous le feu de l’action, oublient qu’ils sont protégés et révèlent leur identité. Dans ce cas, l’interprète kinyarwanda est obligé de signaler au Président de la Chambre qu’il y a des choses qu’il n’a pas interprétées pour veiller à la protection du témoin.

Souvent, pendant la pause ou avant l’audience, nos collègues sténotypistes viennent nous voir pour l’orthographe des noms. Parfois, elles arrivent quand nous préparons la séance suivante. C’est aussi une source de stress. Mais nous devons nous entraider, et cela nous fait plaisir quand elles viennent nous voir. Je tiens cependant à signaler que c’est un travail supplémentaire pour la cabine kinyarwanda.

Je voudrais également parler des relations de travail avec les parties, je veux dire la Défense ou le Procureur. Pour bien faire son travail, un interprète a besoin des documents qui seront utilisés. Souvent, les interprètes sont les derniers servis lorsque les parties distribuent des documents qui seront utilisés, que ça soit pour des discours, que ce soit pour des documents de référence, on ne les donne pas aux interprètes, alors qu’ils sont là pour aider et faire leur travail le mieux possible. C’est donc une autre contrainte.

Je voudrais continuer en parlant du traumatisme. Beaucoup de témoins qui viennent déposer devant le TPIR ont été traumatisés par ce qui s’est passé au Rwanda. Étant donné que l’interprète kinyarwanda comprend directement ce qu’ils disent, il est quelque part affecté. À ce jour, on ne sait pas dans quelle mesure l’interprète de la cabine kinyarwanda – aussi bien que les autres interprètes – est affecté par ce traumatisme des témoins, puisqu’il partage, en quelque sorte, leurs blessures.

Comme le président de séance me demande d’arrêter ici afin de donner la parole aux autres participants, je termine mon intervention sur les relations de travail avec les parties pour demander, au nom de mes collègues interprètes, que lorsque les parties ont des documents de travail, elles les remettent aux interprètes. Cela facilitera la tâche à tout le monde.

Je vous remercie.

J.M. SOREL

Merci beaucoup. Pardonnez-moi d’avoir un peu raccourci, peut-être, ce que vous souhaitiez dire, parce que nous avons peu de temps et beaucoup de choses à dire, mais je tenais absolument à ce que vous vous exprimiez parce que je considère que l’interprétation est un problème crucial, et vous l’avez souligné, d’autant plus que la quasi-totalité des témoins ne parlent ni anglais ni français ou, du moins, ne s’expriment pas totalement dans cette langue et que votre rôle est fondamental.

Je crois que vous avez d’ailleurs rajouté dans votre papier que vous vous inquiétez de la suppression de certains postes d’interprètes, vous ne l’avez pas dit, donc je le dis à votre place.

François Roux, vous voulez réagir, je crois, assez rapidement.