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contribution 32 - MUKESHIMANA Florida

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Difficulté du témoignage

Florida MUKESHIMANA

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Merci, Professeur. Je m’appelle Florida, je suis une rescapée du génocide et des massacres politiques rwandais de 1994. Je dois dire que, dès la création du TPIR, j’ai manifesté le désir de témoigner devant cette institution. J’ai écrit beaucoup de lettres, avec des amis, au TPIR, à l’ONU, à de nombreux organismes, pour témoigner de ce que j’avais vu.

J’ai été convoquée par le TPIR 12 ans après. J’ai répondu positivement parce qu’il me semblait que c’était mon devoir de témoigner. Mais au départ de Bruxelles, j’avais quand même peur. J’ai demandé à être protégée à mon arrivée à Arusha. Je reviens un peu sur le thème de témoins protégés et non protégés. Un dispositif avait donc été mis en place pour que ma fille et moi puissions être protégées.

Une fois arrivées à Arusha, nous avons discuté avec le Bureau du Procureur en charge du dossier dans lequel je devais témoigner. J’ai décidé de témoigner à découvert. À partir de ce moment-là, plus d’encadrement, plus personne à qui parler. Je me suis alors dit que ce n’était pas parce que j’avais décidé de témoigner à découvert que nous n’étions plus terrorisées et que nous n’étions plus en danger. Voilà, je voulais tout simplement signaler cela.

Alors, ce qui m’a choquée — j’utilise sciemment le mot « choqué » — lors de mon passage à Arusha, c’est que les témoins-victimes sont diabolisés. Je dois dire que le témoignage à Arusha m’a laissé un goût amer. J’avais l’impression que le but des avocats de la défense, rémunérés par les Nations Unies, n’était pas de rechercher la vérité, mais d’innocenter à tout prix ceux qui sont jugés, sans considération aucune pour les survivants qui viennent témoigner.

Normalement, quand on va témoigner, on s’attend à avoir droit à la parole, à témoigner sereinement et à être traité avec beaucoup d’humanité pour qu’on puisse dire ce qu’on a à dire.

Je peux peut-être donner quelques exemples personnels de ce que j’ai témoigné là-bas. À un moment donné, le Procureur m’a demandé de dire si le texte qui était dans les documents que j’avais transmis au Tribunal était bien un discours qui avait été prononcé par mon mari. Là, j’ai été attaquée par les avocats de la défense : je n’avais pas le droit d’être là, je n’avais pas le droit de parler de ce texte, c’était mon mari qui devait parler de ce texte. Les avocats de la défense savaient sciemment que mon mari avait été assassiné. Je me suis dit : « Ça commence bien, mais aies le courage de continuer. »

Ensuite, j’ai été attaquée parce que, selon la Défense, je disais ce que j’avais lu dans le livre d’Alison Des Forges intitulé Aucun témoin ne doit survivre. Selon eux, je répétais donc ce que j’avais lu dans ce livre. Je me suis dit : « J’étais quand même au Rwanda au moment du génocide, j’ai même vécu les événements qui ont précédé le génocide, j’étais là, je voyais. » De plus, je dois dire que mon mari était une des personnes qui étaient à l’avant-scène politique. Je suivais cela, je le soutenais, j’étais à côté de lui, je suivais la vie politique du pays, et je suis rwandaise. Alors, je me suis demandé pourquoi un homme de loi, censé œuvrer pour le triomphe de la loi, m’attaquait de la sorte ! Je n’ai pas compris.

Ici, je voudrais insister sur le fait que c’est vrai que les livres, les journaux immortalisent les faits, les événements. Mais les témoignages des personnes qui ont vécu les événements restent précieux et irremplaçables.

Un autre exemple : on me demandait de décrire les circonstances qui ont entouré l’arrestation de mon mari. J’ai donc expliqué comment cela s’était passé. Un avocat de la défense m’a dit que je devais dire que c’étaient les militaires du FPR qui avaient assassiné mon mari. J’avais beau expliquer que j’avais vu de mes propres yeux les militaires qui l’avaient arrêté, il répétait cela, il l’a répété au moins sept fois pour me faire admettre que c’étaient les militaires du FPR qui l’avaient arrêté. Il est même allé jusqu’à dire que le Ministre Landoald Ndasingwa était aussi parmi les personnes tuées par le FPR. Il voulait que je répète cela. Il disait : « Madame, avouez que c’est le FPR qui a tué votre mari. » Mais vous vous rendez compte dans quel stress je me trouvais, je ne sais pas comment le dire. On vous répète la même chose sept fois, dix fois, c’est une sorte de lavage de cerveau.

Après mon témoignage à Arusha, je suis allée au Rwanda parce que je me demandais : est-ce que c’est ma personne qui a irrité la Défense ou bien c’est quelque chose qu’on fait subir à toutes les victimes ? Je suis donc allée là-bas, j’ai parlé avec des victimes qui avaient eu l’occasion de comparaître à Arusha. Ils m’ont tous dit qu’ils se rappelaient avoir été diabolisés, terrorisés par la Défense et d’avoir été attaqués dans ce qu’ils avaient de plus intime et ébranlés dans ce qu’il leur restait de dignité.

Je tenais à le dire ici : nous avons été traumatisés. Quand nous sommes rentrées à Bruxelles, ma fille et moi, nous avons dû consulter les médecins parce que nous avons vécu des choses assez terribles à Arusha. C’était donc ce que j’avais à dire sur le volet « Défense ».

Je voudrais ajouter une chose concernant le TPIR : quand je suis arrivée à Arusha, j’ai demandé pourquoi je n’avais jamais eu de réponse à toutes mes lettres successives, des lettres que j’avais cosignées avec des amis qui ont subi le même sort que moi au Rwanda. Je me souviens que même nos enfants avaient écrit une lettre à l’ONU. J’ai demandé pourquoi on n’avait pas eu de réponse à toute cette correspondance. On m’a dit qu’on n’avait pas ce genre de correspondances.

Je suis arrivée en Belgique, j’ai photocopié tout, tous les documents, toutes les lettres, tous les petits dossiers que j’avais constitués depuis 1994. J’ai tout envoyé à Arusha. Trois mois après, un représentant du TPIR est arrivé à Bruxelles pour me reposer les mêmes questions qui m’avaient été posées au Tribunal d’Arusha. Je crois que Madame Valérie Migeot peut confirmer que je suis toujours prête à témoigner quand il le faut parce que je pense que c’est mon devoir de le faire, mais j’ai dit à ce représentant : « Monsieur, je ne dis rien. » J’étais fatiguée d’avoir toujours à répondre aux mêmes questions, de répéter toujours la même chose.

Voilà. C’est tout ce que je voulais dire. Enfin, j’avais beaucoup de choses à dire, mais je m’arrête là.

J.M. SOREL

Merci, Madame, pour votre témoignage que je qualifierais d’émouvant. Peut-être la parole à la Défense. Cette fois-ci, pour se défendre, justement — ce n’est pas obligatoire.
Madame Condé.