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, contribution 04 - Carla Del Ponte

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Carla DEL PONTE

Je dois dire que ce colloque est pour moi un retour sur le passé. Et c’est avec un grand plaisir que j’y ai participé. Je dois dire que cela me donne un peu envie de revenir. Peut-être que cela passera dès que j’aurai quitté Genève, mais aujourd’hui, je dois avouer cela.

« Completion strategy » [stratégie d’achèvement]… Là aussi, je dois avouer quelque chose : c’est nous qui l’avons inventée. Je dois dire qu’aujourd’hui, après l’avoir subie, je ne sais plus vraiment si c’était une bonne idée. Dès 2002, nous subissions des pressions politiques. Des membres du Conseil de sécurité disaient : « Mais combien de temps allez-vous encore continuer ce travail, cela coûte cher, c’est long. » Il semble que les membres du Conseil de sécurité pensaient que l’on aurait dû faire une espèce de justice sommaire, puisque ils étaient tous très étonnés : « ça dure, ça coûte ».

Alors, nous discutions avec mes conseillers, soit à Arusha, soit à La Haye, et nous nous disions : « Il faut que l’on fasse quelque chose. » Et nous avons décidé de faire un programme pour arriver au bout du mandat du Conseil de sécurité. Et alors, la completion strategy – le nom était en soit, déjà, une discussion… Comment l’appelait-on, Cécile ?


Cécile APTEL

End game…


Carla DEL PONTE

Nous en avons parlé avec les présidents des deux tribunaux qui, naturellement, étaient tout à fait d’accord, et nous avons lancé l’idée de cette completion strategy. C’est de là qu’est née la fameuse liste que vous mentionnez. Si on fait une completion strategy, comme l’a dit le collègue Jallow, il faut faire un programme, il faut des listes et il faut établir tout ça.

A partir de 2003/2004, nous avons travaillé sous la pression de cette completion strategy. En la voyant maintenant, en la regardant et en l’analysant maintenant, je me dis : Ah ! Ce n’était pas une bonne idée cette justice à terme, cette justice imposée, cette justice qui doit produire aussi, parce qu’il fallait qu’on produise dans des délais limités. Je me souviens très bien, avec le Président Claude Jorda, nous nous disions qu’il fallait fixer une date. Parce que c’était toujours la question que l’on nous posait : « Vous terminez quand ? »

Nous ne savions pas, naturellement, nous ne pouvions pas savoir. Nous discutions, et puis presque approximativement, nous avons dit « 2009-2010 ». En 2003, les années 2009-2010 paraissaient bien loin. Lorsque le président Jorda a annoncé cela au Conseil de sécurité, le Conseil de sécurité a sauté sur l’occasion et a adopté une résolution fixant à 2010 la fermeture des Tribunaux. Maintenant, on se trouve dans la situation où il va falloir dire qu’en 2010, les tribunaux ne peuvent pas fermer parce qu’ils n’ont pas terminé leur travail, parce qu’ils n’ont pas obtenu l’arrestation des accusés, parce que les procès sont toujours en cours. Ce qui semblait être une très bonne solution, cette completion strategy, je dois avouer qu’aujourd’hui, je ne la reconnais plus comme telle. Mais encore une fois, c’était à cause de la pression politique que nous avons agi.

Je reviens aux pressions politiques et à l’aide politique dont nous avons besoin. Nous avons besoin de la politique comme aide, comme un auxiliaire pour pouvoir obtenir justice. Se pose alors, c’est vrai pour le futur notamment pour la Cour pénale internationale, le grand problème de l’indépendance de la justice internationale. Nous dépendons de l’aide des gouvernements, de l’aide des institutions, des États pour faire les enquêtes et obtenir l’arrestation des accusés. Je pose la question : Est-ce que la communauté internationale, est-ce que le Conseil de sécurité, est-ce que vous tous, vous pouvez trouver une solution afin que la politique ne soit plus nécessaire à la justice internationale ? C’est une question que je pose. Je sais très bien que la solution est difficile. Mais j’aimerais bien qu’on en discute, parce que c’est de là que vient la faiblesse de ces institutions internationales.

Vous avez 13 accusés encore en fuite et nous savons probablement plus ou moins où ils se trouvent. Concernant le Tribunal pour l’ex-Yougoslavie, vous avez Hadzic qui est en fuite. Karadzic, ils l’ont arrêté. Le moment où la volonté politique de l’État se concrétise, vous avez l’arrestation. Nous savions bien que Karadzic était sous le contrôle de l’autorité de Serbie, mais il n’y avait pas la volonté politique de l’arrêter. Comment pouvons-nous éliminer cette absence de volonté politique ? Comment pouvons-nous obliger les États à coopérer ? La base légale existe déjà. C’est l’article 29 du Statut, pour le TPIY, en tout cas ; je ne sais plus quel est l’article pour le Rwanda. L’obligation légale existe déjà, mais en réalité, elle n’est pas appliquée. Donc nous avons toujours besoin de la politique.

Cela n’empêche pas que le Procureur reste indépendant dans son activité. Je dirais qu’un des éléments d’attaque à l’indépendance du Procureur vient de l’institution elle-même. Parce que ce sont les juges - et c’est là aussi un autre élément de discussion - ce sont les juges qui révisent les règles de procédure. Eux qui décident de changer les règles, de les réviser, ou d’en ajouter. J’ai vécu une attaque à l’indépendance du Procureur de la part des juges législateurs. Ils ont institué un article disant qu’il reviendrait aux juges de décider si l’accusé peut être mis en état d’accusation. Naturellement, nous nous sommes opposés. Nous avons fait un rapport dans lequel nous disions que cela constituait une attaque à l’indépendance du Procureur. Mais naturellement, rien n’a changé. Lorsque nous présentions un acte d’accusation, c’était le juge qui décidait si oui ou non, nous pouvions mettre en état d’accusation cette personne. Je dois quand même admettre que les juges du Tribunal pour le Rwanda ont refusé d’adopter cet article de procédure. Et naturellement, nous étions très satisfaits de ce résultat.

Je ne sais pas si c’est aussi le cas pour le TPIR, mais au TPIY, le juge du procès décide combien de chefs d’accusation vous pouvez maintenir ou pas dans votre acte d’accusation, décide du nombre de témoins que vous pouvez faire comparaître. En somme, le Procureur indépendant, était devenu simplement un officier de l’accusation. Il n’avait plus aucun pouvoir de décider de sa stratégie de présentation. C’est une attaque grave à l’indépendance du Procureur. Et je suis vraiment heureuse de pouvoir le dire ici, aujourd’hui.

Comment accélérer la conduite d’un procès ? Laisser tomber les chefs d’accusation ? Vous savez, en tant que Procureur, nous avons une tâche très importante, c’est la représentation des victimes. Si nous laissons tomber les massacres de tel ou tel village, les victimes vous disent : « Mais pourquoi, pourquoi vous avez laissé tomber les massacres dans mon village ? » Il faut donc porter une grande attention sur la question de l’accélération des procès, de la réduction des charges. Il faut faire très attention de ne pas porter atteinte à l’égalité de traitement vis-à-vis des victimes. Parce que ces procès sont, d’après moi, organisés au premier chef pour les victimes, parce que c’est la justice aux victimes. Un des grands principes des systèmes nationaux, c’est que lorsqu’un accusé passe devant une cour, tous les crimes qu’il a commis doivent être consignés dans le même acte d’accusation. On ne peut pas subdiviser en deux ou trois actes d’accusation. Comment accélérer les procès ? D’après moi, ce n’est pas en enlevant les chefs d’accusation.

Ensuite, les faits objectifs d’un massacre, d’une violence, des meurtres, des tortures, des viols dans un village, pourquoi devons nous les prouver à chaque procès ? Nos accusés sont les hauts responsables politiques et militaires, ce ne sont pas les exécutants. Alors ces faits objectifs, pourquoi doit-on les prouver à chaque fois ? Après dix ans d’activité du Tribunal pour le Rwanda, nous avons maintenant le génocide, c’est-à-dire les faits du génocide, qui sont considérés comme chose jugée. Mais par exemple au TPIY, sur Srebrenica, la Chambre d’appel a dit : c’est un génocide. Mais le quatrième procès concernant Srebrenica est en cours, et nous sommes encore en train de prouver qu’il s’agit d’un génocide, même si la Cour d’appel a déjà décidé. Par ailleurs, ces faits objectifs ne touchent pas la responsabilité pénale des accusés. D’après moi, l’élément par excellence pour accélérer les procès, c’est que les faits objectifs sur lesquels nous devons prouver la responsabilité des accusés, soient considérés comme chose jugée.

J’ai aussi une question pour la défense concernant l’accusé qui se défend lui-même. C’est un grand problème. Je ne connais pas de cas concernant le Tribunal d’Arusha, mais au TPIY, c’est devenu la mode. On se défend soi-même parce que comme ça, on prend plus de temps, parce que comme ça on fait un show, comme ça on peut parler de politique. De nouveau, on est un homme politique. J’aimerais savoir ce que vous en pensez. Il faudrait qu’un défenseur représente obligatoirement l’accusé. Les accusés qui se défendent eux-mêmes ont quarante avocats derrière la salle d’audience qui préparent, mais qui ne peuvent pas apparaître en Cour. C’est une perte de temps, c’est inutile, et ça n’a rien à voir avec le respect des droits de la défense ou je ne sais pas quels autres éléments que les théoriciens sortent et que je n’aime pas du tout parce que c’est complètement en dehors de la réalité.

Le FPR. J’ai entendu avec un très grand intérêt ce qui vient d’être dit. Et je dois dire - si j’ai bien compris, ils ont été acquittés - que cela confirme que le Rwanda ne veut pas faire ces cas. D’après moi c’est la preuve, Pierre le sait très bien, et nous l’avions dit dès le début, qu’ils ne sont pas capables et qu’ils ne veulent pas. Je l’ai entendu moi-même de la voix du président Kagame. Il m’avait dit à l’époque qu’ils ne le feraient pas. Cela se confirme. Mais ce dont je me souviens, c’est que nous avions 13 épisodes, 13 incidents de crimes, de massacres commis. Il y en a donc encore d’autres. J’espère que les enquêtes pourront se poursuivre et aboutiront sur des procès. Naturellement, c’est le TPIR qui doit faire au moins un procès, un seul.

Mais là aussi, vu que le TPIR a 13 accusés encore en fuite, il faudrait rester en vie pendant encore dix ans avant qu’ils soient ici. Vous avez encore à travailler, d’autant que les procédures sont longues. Je ne sais pas pourquoi elles durent autant, mais quand je vois que le procès Butare a duré huit ans, je suis vraiment sidérée ! Treize ans, quatorze ans de détention préventive, où est-on ? Je ne suis pas contre la détention préventive, parce que je me dis c’est une exécution de peine anticipée. Les acquittements sont des non-sens, ils ont été prononcés parce qu’on n’a pas été capable de présenter des preuves. Je suis pour la détention préventive, mais qu’un procès dure huit ans et que l’on puisse faire quatorze ans de détention préventive, effectivement, c’est un grand problème.

Les accusés libérés qui ont exécuté leur peine. Il n’y a pas de base légale, mais… heureusement qu’il n’y a pas de base légale ! Que fait-on dans les systèmes nationaux ? Est-ce qu’on continue de s’occuper des gens condamnés, des accusés qui ont purgé leur peine ? Je ne vois pas ça. Il faut quand même mettre un point final à une histoire. Quelqu’un qui a exécuté sa peine est libre. Essayons de ne pas les tenir sous tutelle, non. Nous les avons nourris, logés pendant des années, alors laissons-les maintenant avoir leur vie. Le Tribunal n’est pas un asile pour les ex-condamnés, mais laissez-leur leur liberté. Je ne sais pas pourquoi hier on a discuté longtemps là-dessus. Les accusés libérés sont libres ! C’est vrai, c’est un peu ironique, mais vous le comprenez très bien.

Vous voyez, il y a pas mal de petits et grands problèmes, mais on peut trouver des solutions. Il ne faut pas oublier ce que vous avez entendu hier soir de Alison Des Forges [sur une vidéo projetée en marge des débats] sur la justice, sur l’importance de la justice internationale. N’oubliez pas non plus ce qui a été fait au TPIR, et au Tribunal pour l’ex-Yougoslavie. C’est très important et c’est un succès. Nonobstant, tout ce dont nous discutons, c’est la bonne direction. Les deux tribunaux ad hoc ont réussi ce que presque peu de membres du Conseil de sécurité croyaient au moment de leur constitution. Je me souviens très bien. C’était un peu un alibi pour la communauté internationale. Il fallait faire quelque chose parce que les médias étaient là, donc tout le monde voyait ça. Alors, ils ont fait ça, mais je crois qu’il y avait très peu de personnes qui y croyaient, naturellement, Madeleine Albright y croyait, mais il y en avait très peu.

Mais nous avons réussi et ça, nous devons le garder en tête. Il faut aussi que nous le disions. Il ne faut pas seulement attaquer, il faut aussi reconnaître que c’était un grand travail. J’ai vu avec grand plaisir tous les visages de mes collaborateurs, et je sais combien cela coûte de faire ce travail : la motivation, l’énergie, vivre à Arusha, travailler à Arusha et aussi à La Haye, je ne fais pas de grande différence. C’est difficile, mais regardez, il existe une grande motivation et c’est seulement comme cela que nous avons quand même réussi ce que nous avons réussi et qui est important. Nous avons réussi à faire condamner pas mal de grands responsables de ces grands crimes.

Sur la peine. Le Procureur n’est pas responsable de la peine, heureusement. Le Procureur est responsable de l’acte d’accusation et de la condamnation, mais la peine relève de la responsabilité des juges. A La Haye, ils ont peur du génocide. Nous n’avons obtenu aucune condamnation pour génocide. Nous avons des condamnations pour complicité de génocide. Oui, c’était un génocide, Srebrenica, mais celui qui a été condamné, l’a été pour complicité, c’était pour aiding and abeting genocide [aider et encourager le génocide]. Et il a été condamné à 35 ans. Les peines. Naturellement, ceux qui ont conduit l’enquête, qui ont été en contact avec les victimes, qui étaient sur les lieux, qui ont reconstitué la violence et les souffrances, naturellement, pour eux, huit ans, cinq ans, c’est ridicule ! On ne peut pas condamner quelqu’un à cinq ans de prison pour crime contre l’humanité. Ca veut dire quoi ? Je maintiens que ce n’est pas la responsabilité du Procureur. C’est celle des juges. Nous ne pouvons pas faire discuter les juges sur cette question, comme vous le savez, alors nous n’en discutons pas. On dit simplement : c’est la responsabilité des juges.

Merci.