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, contribution 14 - Carla Del Ponte

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Carla DEL PONTE

Je veux bien prendre la parole, si vous le permettez.

Je vais commencer par la question de la définition de la politique pénale.

On a entendu différentes réflexions. Elles sont toutes bonnes parce que la première chose à faire en tant que procureur, est d’établir les faits avant de commencer à travailler. C’est-à-dire qu’il faut que vous sachiez comment se sont déroulés les faits, comment les actes illicites et les crimes ont été commis, quels sont les faits.
Le premier élément que vous devez donc avoir, ce sont les analystes. Vous devez savoir les faits avec les analystes. C’est tout un travail précédant même le commencement d’une vraie enquête : la connaissance des faits.

Vous disiez que le cas Tadic était une erreur. Je n’en suis pas si sûre, parce que le cas Tadic a permis d’établir des faits reconnus par une Cour internationale. Ils ont été utilisés dans d’autres procès comme des faits acquis et donc non plus à prouver, avec naturellement toutes les exceptions. C’était un choix du Procureur du temps donc de commencer avec un cas d’en bas — mid level, comme on l’appelait —, pour établir des faits acquis devant la Cour et, surtout d’établir des éléments de droit.

Vous savez très bien qu’on cite encore aujourd’hui le Jugement Tadic dans les jugements. Il y a donc eu un apport des éléments de sûreté dans l’application du droit qui était exceptionnellement nécessaires.

C’est vrai, ça aurait été mieux de commencer tout de suite avec les cas de très hauts niveaux, mais naturellement, ici, il ne faut pas que vous oubliiez vos tâches : il faut pouvoir sortir un acte d’accusation, et pour pouvoir sortir un acte d’accusation, il faut des preuves.

Le cas Tadic était donc en soi un cas simple parce que c’était un mid level perpetrator. Il permettait d’avoir un premier jugement et aussi de commencer un procès en deux ans.

Enquêter contre qui ? Contre qui ouvrir une enquête ? Là, on dit : c’est le pouvoir discrétionnaire du Procureur. Donc, ce Procureur doit connaître les faits. Il doit connaître les responsables potentiels. Mais le troisième élément, le plus important pour un procureur, c’est de savoir où sont les preuves ou, comme on dit très au début, les indices préalables concrets de culpabilité ?

À ce moment-là, ça devient technique, ça n’a rien à voir avec des décisions politiques, c’est technique. Alors, dans les faits, c’est-à-dire dans toutes les circonstances de faits, dans l’établissement aussi de la hiérarchie des responsables, quels sont les indices concrets qu’on a contre Monsieur X, ministre ou général ? C’est là le travail que nous faisons, et c’est là, à la fin, que nous établissons contre qui nous pouvons commencer une enquête.

Il faut regarder ça avec réalisme. Ce n’est pas que le procureur assis devant une table qui dit : « Voilà, maintenant, ce matin, on ouvre une enquête contre un haut responsable politique et militaire. Alors, c’était qui ? Le ministre tel et tel ? On y va. »

C’est absolument ridicule. C’est un travail technique.Un travail avec vos collaborateurs d’établir les faits et les indices concrets de culpabilité, d’ouvrir formellement une enquête. A la fin, on verra si on a recueilli suffisamment de preuves pour établir un acte d’accusation qui tient devant l’examen des juges.

Naturellement, l’idéal est de pouvoir travailler en toute indépendance. La justice internationale, le Procureur international a des grandes difficultés à travailler d’une manière indépendante. Je parle ne serait-ce que du moment où on a l’acte d’accusation, où on est encore dans l’enquête. Il n’y a pas de police judiciaire, vous avez besoin du soutien des États, d’abord des États concernés, ici le Rwanda. Vous avez besoin de l’aide de la communauté internationale pour obtenir d’abord les moyens pour faire les enquêtes, et deuxièmement, pour obtenir l’arrestation des accusés.

Et c’est là que la politique joue dans votre travail. C’est là que vous devez essayer de ne pas laisser la politique entrer dans votre travail. Mais c’est inévitable parce que le politicien, le gouvernement ont d’autres intérêts. Et là, on arrive dans un problème justice/paix.

Le politique a d’abord la paix dans la tête parce qu’il doit obtenir la paix dans un lieu où il y a un conflit. Lui, de son point de vue politique, il veut la paix. S’il pense que la justice est une entrave à la paix, il essaiera de ralentir la justice. Il ne vous dira jamais qu’il ne veut pas la justice, il la veut, la justice, la justice internationale. Mais le politique a d’autres éléments de vision qui vous disent : il faut ralentir, attendons, voyons, il y a toujours quelque chose. C’est là où l’indépendance du Procureur est absolument requise, c’est-à-dire une fois l’acte d’accusation prêt, une fois l’acte d’accusation confirmé, la procédure continue.

Donc, paix et justice, ce sera toujours un binôme dont il faut discuter. Mais je suis d’accord avec vous, Monsieur le Président, c’est vrai, pour nous, c’est la justice. Le mandat du Conseil de sécurité, c’est la justice. Ce n’est pas indiqué dans le mandat du Conseil de sécurité qu’il faut faire attention. Il n’y a rien de tout ça. Donc, le mandat est bien clair.

Je crois, mais c’est le Procureur actuel qui pourra vous répondre, que nos actes d’accusation n’étaient pas seulement sur le génocide. Il y avait les crimes contre l’humanité, il y avait les crimes de guerre. Naturellement, il y a le concours de ces différents crimes. On n’a donc pas, que je me souvienne, seulement sorti des actes d’accusation pour génocide.

Les enquêtes spéciales. On les a appelées les enquêtes spéciales. Pourquoi on les a appelées les enquêtes spéciales ? Parce que c’était de l’autre côté.

Je reviens ici aux indices graves concrets qu’on avait selon lesquels il y avait aussi eu des crimes qui avaient été commis par l’autre partie, disons-le comme ça. Évidemment, on ouvre une enquête. Evidemment, on essaie de voir si on peut prouver la commission de crimes. Naturellement, au Tribunal du Rwanda, vous ne pouvez rien faire sans le consentement du gouvernement du Rwanda parce que vous ne pouvez pas faire des enquêtes sur le territoire du Rwanda si vous n’avez pas l’accord du gouvernement du Rwanda. Même pour les témoins, pour tout. Vous ne pouvez pas obtenir justice si le gouvernement du Rwanda vous fait obstacle.

Alors, nos premiers pas, c’est d’en parler au gouvernement du Rwanda, au Président Kagame. Naturellement, au début, il nous avait dit : « Oui, faites-le, faites-le », mais personne ne nous donnait coopération. En fait, c’était le procureur militaire qui devait coopérer avec nous, mais le procureur militaire refusait. Alors, le Président, bien qu’il ait dit « oui » la première fois, nous n’avions aucune coopération. Je suis retournée une deuxième fois, et la deuxième fois, il m’a dit : « Non, vous ne faites plus ces enquêtes, ce n’est pas à vous de faire ces enquêtes. Faites les enquêtes sur le génocide et pas les enquêtes sur le FPR. » Il avait dit : « Non, on le fait, nous, on l’a déjà fait, on le fait en partie. En tout cas, laissez ça, allez plutôt enquêter sur les Français. » Je me souviens très bien qu’il m’avait dit : « Allez plutôt enquêter sur les Français qui sont coupables du génocide. »

Bon. On a quand même essayé de le faire, on avait enlevé les enquêteurs de Kigali parce que, naturellement, ce n’était plus le cas de continuer.

Et de dont on vient de parler à propos des discussions qu’on a eues à Washington, c’était la politique. Pierre Prosper essayait de trouver une solution quand même, et lui, c’est le politicien. Il dit : « Est-ce que le Rwanda peut faire les enquêtes ? » Et nous, nous disons : « Ah, non, parce que le Rwanda ne va pas faire les enquêtes ». Mais eux, ils essayaient de trouver la solution, parce qu’ils avaient besoin d’une solution. Tandis que nous, la seule solution possible, c’était qu’on fasse ces enquêtes.

Naturellement, c’était facile, enfin, quand je n’ai pas été réélue comme Procureur du Rwanda. Parce qu’on avait ouvert les enquêtes spéciale. Le Président Kagame a quand même obtenu politiquement de changer le procureur.
Mais on a quand même réussi, et avec l’aide aussi de Prosper, à faire mettre dans la Résolution du Conseil de sécurité qui nommait le nouveau procureur qu’il fallait faire l’enquête spéciale. Ça, c’était ce qu’on avait quand même réussi à sauver : le fait qu’il y avait encore inscrit, dans la Résolution du Conseil de sécurité, le fait qu’il fallait faire ces enquêtes.

Pour le reste, mon collègue vous donnera les explications.

Habyarimana, enquête. Habyarimana, enquête, n’est-ce pas ? Le fameux avion du Président Habyarimana. On avait un précédent : ma collègue Louise Arbour avait décidé que l’office du Procureur du Tribunal du Rwanda n’avait pas de compétence pour ouvrir cette enquête.

De notre côté, nous avions quelques éléments en plus. Ils n’étaient pas très, très forts, mais c’étaient quand même des éléments en plus. Tant et si bien qu’on aurait voulu ouvrir une enquête. Mais le Juge Bruguière, à Paris, avait formellement déjà ouvert une enquête sur l’avion et sur cet accident.

Moi, j’avais toujours besoin du gouvernement du Rwanda. Or on avait déjà eu pas mal de problèmes. Dès qu’ils n’étaient pas contents avec nous, ils bloquaient les témoins. Les témoins ne pouvaient plus venir. Pendant quelques semaines même, je me souviens, nous n’avions plus de procès parce que le gouvernement du Rwanda avait décidé : « Vous ne pouvez pas aller à Arusha, vous, les témoins. » Alors, pour moi, le fait que le Juge Bruguière ait ouvert une enquête, c’était très bien, parce que j’étais d’accord avec Bruguière : « Tu fais l’enquête et puis, quand tu auras fini l’enquête, on va décider de la juridiction, parce que si la juridiction est celle du Tribunal du Rwanda, nous, on va la reprendre et continuer. »

Je me souviens très bien, c’était en 2004. Nous nous sommes vus en juillet. Il avait fait toute l’enquête, et il m’a dit : « C’est pour toi. » Parce que lui, en plus, il avait eu aussi son problème politique, c’est-à-dire qu’ils avaient fait une nouvelle loi comme quoi le Président avait l’immunité, donc il n’aurait pas pu continuer. Alors, il m’a dit : « C’est une enquête pour toi, il y a tous les éléments pour ta juridiction. » J’ai dit : « Bien. »

Alors, nous sommes tombés d’accord. En septembre, nous devions aller chez le Secrétaire général de l’ONU pour l’informer que nous allions faire ça. Je n’ai pas pu le faire parce que je n’ai pas été réélue Procureur du Rwanda.

Bureau d’enquêtes à Kigali. Ce n’est pas nous qui décidions où se trouvait le bureau d’enquêtes, c’était l’ONU, c’était New York qui avait décidé : Le Tribunal à Arusha, le bureau d’enquêtes à Kigali. Et puis, on travaille avec les moyens qu’on a.

Voilà pour le moment. Je me réserve de reprendre la parole si c’est nécessaire. Merci.