accueil > SESSION 5 > 02

contribution 02 - JALLOW Hassan Bubacar

français english

thématiques

Affaire Kabgayi - Divulgation de la preuve - L’avion - les Fugitifs - Plaider coupable - Poursuites contre le FPR - Qui poursuivre ? - Stratégie d’Achèvement

Hassan Bubacar JALLOW

version traduite

Je vous remercie, Monsieur le Président. Bonjour à tous les participants. Je suis à l’évidence heureux de me retrouver parmi vous. Non seulement pour vous dire ce que nous avons fait mais surtout pour écouter vos commentaires sur les domaines où nous avons fait un bon travail et sur ceux où nous pourrions encore progresser.

Au cours de la session 2, lors du premier jour de la conférence, beaucoup de questions ont été adressées au Bureau du Procureur. Certaines des questions inscrites à l’ordre du jour à mon sens, n’ont pas été suffisamment traitées. Je vais par conséquent essayer de répondre à certaines des questions posées et aux commentaires qui ont été faits, ainsi que de vous exprimer mon point de vue sur certains des sujets qui avaient été inscrits à l’ordre du jour de cette session.

Bien entendu, il faudrait que vous compreniez que je vais devoir m’appliquer une certaine réserve. Si vous n’avez pas de réponse ou obtenez des réponses incomplètes à certaines des questions, vous comprendrez que la charge que j’assume me contraint à une certaine réserve. Par ailleurs, ce n’est pas le type de tribune approprié pour discuter dans le détail du travail en cours ou de notre positionnement dans des affaires précises. Ce sont là, encore une fois, des contraintes dont il faudra tenir compte lorsque nous aurons à traiter des différents points inscrits à notre ordre du jour.

Nous opérons actuellement dans le cadre de la stratégie d’achèvement des travaux qui a été, comme vous le savez tous, adoptée en 2003 par la Résolution 1503 du Conseil de sécurité. Dans une certaine mesure, cette résolution a obligé le Tribunal à marquer une pause et à repenser sa stratégie. Tous les organes du Tribunal ont eu à le faire : le Bureau du Procureur, le Greffe et les Chambres elles-mêmes. Du coté du Bureau du Procureur, il nous a fallu passer en revue notre stratégie, notamment en ce qui concernait le choix des cibles.

La première question qui se posait, lorsque la résolution 1503 a été adoptée, et une fois que les États membres nous ont dit qu’il fallait terminer nos enquêtes en 2004 et nos procès en 2008, était de savoir combien d’affaires nous pourrions traiter pendant cette période. Nous nous sommes rendus compte que pour répondre à cette question, il nous fallait d’abord élaborer des critères. Quels sont les critères que nous allions utiliser pour décider des affaires que nous allions traiter et que nous pensions pouvoir traiter au cours de cette période stipulée par la résolution 1503 ?

Au début de l’année 2004, notre première préoccupation a été de concevoir et d’élaborer des critères pour le choix des affaires que nous pensions pouvoir prendre en charge et mener à bien pendant la période impartie. Auparavant, comme l’a dit le professeur André Guichaoua, nous avions une liste comptant des centaines de personnes. Il était clair à l’époque, et cela reste toujours vrai, que l’on ne serait pas en mesure de conduire jusqu’à leur terme l’ensemble de ces affaires. En résumé, nous avons convenu au sein du Bureau du Procureur - et ce sont les critères que nous utilisons encore aujourd’hui pour sélectionner les personnes à poursuivre – de retenir quatre critères.

Le premier critère était le statut de l’accusé, ce qui impliquait une personne ayant occupé un rôle important d’autorité au sein du gouvernement ou au sein d’une autre institution, même si les preuves à notre disposition étaient encore faibles. Donc le statut de la personne était notre premier critère influençant le choix des personnes à poursuivre. Nous nous sommes rendu compte, bien entendu, qu’il y avait d’autres personnalités en dehors de la structure gouvernementale qui auraient pu participer de manière extensive et notoire aux événements de 1994.

Donc, le deuxième critère que nous avons retenu était la nature et la portée de la participation individuelle. C’est pour cette raison que vous trouvez, dans la dernière liste de cibles, des personnes qu’on appellera des « civils » qui n’étaient ni des membres du gouvernement ni des militaires, mais dont l’implication dans le génocide a été notoire. Je ne voudrais pas mentionner de noms, mais si vous examinez notre liste, vous retrouverez cette catégorie de personnes dont il est question.

Nous étions également conscients de l’usage massif de la violence sexuelle comme élément du génocide de 1994. Donc le troisième critère sur lequel nous nous sommes accordés renvoyait à la nature du crime commis. Nous devions tenir compte des types de crimes commis par ces personnes, ce qui nous a amené, consciemment, à essayer d’inclure dans la liste des gens contre lesquels il y avait des allégations ou des éléments de preuve suffisants prouvant qu’ils avaient commis des crimes sexuels. Bien entendu, nous n’avons pas atteint les objectifs que nous nous étions assignés au regard des rapports décrivant l’ampleur des violences sexuelles commises. Ces rapports estiment que 250 000 femmes ont été violées au Rwanda au cours de ces cent jours de 1994.

Enfin, la question de la réconciliation nationale était le dernier critère. Nous nous sommes demandés de quelle manière notre sélection de cibles pouvait contribuer à cette réconciliation. Etant donné que les rapports indiquaient que le génocide s’était répandu sur l’ensemble du territoire, nous étions conscients qu’il ne fallait omettre aucun district ni aucune région du Rwanda dans le choix de nos cibles. Ce qui signifie que nous devions, parfois, laisser tomber certaines cibles dans certaines régions où nous pensions qu’il y avait trop de cibles, pour essayer de concentrer nos efforts sur une personne issue d’une région encore peu ou pas représentée.

Voilà les critères que nous avons retenus. Nous les avons rendus publics. En fonction de ces critères, nous avons pu finalement nous décider sur la liste de cibles, le nombre d’affaires que l’on pourrait prendre à notre compte et terminer avant 2008. Maintenant, comme vous le savez, cette date a été repoussée.

Une fois les cibles définies, nous avons essayé de voir quelle stratégie nous allions adopter pour mener à bien cette tâche. En 2004, nous nous sommes concentrés sur ce processus. Nous avons tenu un atelier à la fin de 2004 à cet effet. C’est à ce moment que nous avons consciemment décidé d’abandonner la stratégie des affaires aux accusés multiples pour adopter les affaires individuelles. Nous avons pensé que les affaires multiples nous prenaient trop de temps et que pour pouvoir avoir la chance de finir les procès dans une période si courte, il fallait d’instruire des affaires individuelles.

Nous étions bien sûr conscients que, parfois, il est impossible d’éviter la jonction des affaires, surtout lorsque les témoins et les éléments de preuves sont les mêmes. Dans ces cas, ce serait même contre-productif de séparer les affaires et de conduire des procès individuels.

Néanmoins, c’est à cette période que nous avons opéré ce changement de stratégie. Depuis 2004, nous n’avons pas déposé d’acte d’accusation multiple. Nous avons suivi la stratégie de la poursuite d’affaire individuelle. Et je crois que cela a été efficace. Entre 2005 et aujourd’hui, nous avons pu achever 20 affaires à accusé unique, 20 affaires ayant donné lieu à un jugement. Je pense que c’est là un résultat assez significatif.

Cette revue des affaires nous a conduit aussi à opérer un changement dans la préparation des actes d’accusation entraînant une réduction du nombre de crimes et du nombre de charges. Essayant de faire ce que nous appelions à l’époque la stratégie "lean and mean’ : c’est à dire des actes d’accusation moins longs et moins épais, mais plus étoffés et plus significatifs. En faire plus et des plus courts plutôt que peu et longs. Nous nous sommes aussi engagés à réduire le nombre de témoins. Les témoins étaient relativement nombreux dans les affaires. Nous avons pensé que le moment était venu de se concentrer pour avoir juste le nombre nécessaire de témoins pour nos procès.

Les plaidoyers de culpabilité étaient également une autre stratégie que l’on avait retenue. Hier, nous avons beaucoup parlé de l’affaire Kambanda. Quel que soit ce qui s’est passé dans l’affaire Kambanda, il est clair que cela a eu un impact sur le Bureau du Procureur à partir de 2003. A chaque fois que nous avons essayé de négocier un plaider coupable à partir de 2003, 2004, nous nous sommes confrontés à la réponse suivante de la part de la Défense et des Accusés : « nous ne pouvons pas faire confiance à votre parole. Nous ne voulons pas être un autre Kambanda ». Cette affaire a eu une incidence négative sur nous, il a été très difficile d’obtenir des plaidoyers de culpabilité.

Mais finalement, nous sommes parvenus à surmonter cet obstacle et à prouver à la Défense que le Bureau du Procureur respectait sa parole, même si la décision finale revient aux juges. Nous avons négocié avec la Défense et certains accusés afin d’obtenir des plaidoyers de culpabilité, même si le dernier mot revenait aux juges. Maître Roux a été d’une aide précieuse et efficace en la matière, tout en défendant bien sûr les intérêts de son client. Nous avons conclu beaucoup de plaidoyers de culpabilité avec lui. Aujourd’hui, nous sommes parvenus en tout à obtenir huit plaidoyers de culpabilité. Cinq ont été conclus à partir de 200. L’affaire Kambanda a été très instructive, mais nous espérons que cela appartient désormais à l’histoire. Nous en avons tiré des leçons, des leçons d’ouverture et de transparence que nous mettons en application lors de nos négociations avec la Défense.

Les plaidoyers de culpabilité ont posé au Bureau du Procureur un autre défi. Les négociations impliquent bien entendu que le Bureau du Procureur abandonne certains points. Personne n’accepte de plaider coupable en matière de génocide. Et nous avons découvert que personne non plus de veut plaider coupable en matière de viol. A vrai dire, les accusés sont même plus enclins à plaider coupable en matière de génocide qu’en matière de viol. C’est quelque chose que nous avons découvert. Dans le processus de la négociation en vue d’un plaidoyer de culpabilité, le Procureur doit céder sur certains points, certains chefs d’accusation, certaines accusations, certaines allégations afin de pouvoir conclure un accord. Ceci peut mécontenter les victimes et les rescapés qui peuvent penser que c’est une forme de compromission et que leurs souffrances et leurs plaintes ne sont pas reconnues. Néanmoins, nous estimons que c’est un choix que l’on doit opérer si l’on veut avoir un plaidoyer de culpabilité. On ne peut pas avoir un plaidoyer de culpabilité en nous attendant à ce que toutes les allégations et tous les chefs d’accusation soient admis et reconnus par l’autre partie. C’est l’une des difficultés fondamentales de ces négociations.

Parlant maintenant de la question concernant le respect de la parole donnée par le Bureau du Procureur. Je crois que M. Ngarambe a parlé hier de l’affaire Serugendo. A la pause, j’ai eu l’occasion de lui expliquer comment les choses avaient évoluées. Serugendo avait plaidé coupable. En raison de cela et d’autres facteurs, nous avons pris certains engagements en ce qui concerne sa famille et nous les avons respectés. Nous avons déplacé sa famille de l’endroit où elle résidait et nous avons obtenu l’accord d’un autre État pour les accueillir. Nous avons pris en charge sa famille depuis que l’accusé a plaidé coupable, accusé qui, comme vous le savez, est décédé. Il y a d’autres points qui sont indépendants de notre volonté. Comme vous le savez, dans la plupart de nos activités, nous comptons sur l’assistance des États. Si nous voulons réinstaller quelqu’un, il faut l’accord du gouvernement en question. Nous ne pouvons pas imposer notre volonté à un gouvernement. Nous devons essayer de les convaincre, et ce n’est pas toujours évident. Mais dans ce cas particulier, nous avons réussi, et sa famille sera réinstallée dans un autre endroit.

Donc nous avons passé en revue notre stratégie, passé en revue les cibles à sélectionner. Nous avons examiné également notre processus interne au sein du Bureau du Procureur, pour mettre en place des mécanismes et des procédures qui d’après nous étaient nécessaires à l’accomplissement de la stratégie d’achèvement. Nous avons aussi mis en place des mécanismes de suivi des processus d’établissement des actes d’accusation ainsi que des procès.

Nous avons aussi essayé de traiter la question de la séparation entre les enquêteurs et les personnels en charge des procès. Nous en avons parlé hier et avant-hier. La division des enquêtes se trouve à Kigali et la division des procès se trouve à Arusha. Bien entendu, les deux doivent travailler ensemble. C’est un des défis auquel nous nous sommes confrontés et que nous continuons à rencontrer. Idéalement, la division des procès devrait être avec ses enquêteurs qui doivent être intégrés au personnel en charge des procès. La séparation physique entre les deux divisions ne facilite pas les choses. Le compromis auquel nous sommes parvenus consistait à déplacer certains des enquêteurs ; particulièrement ceux qui aidaient les équipes en charge de procès à plusieurs accusés. Ils ont été déplacés de Kigali à Arusha afin de les intégrer aux équipes de procès et permettre aux procureurs de pouvoir disposer de leurs enquêteurs à tous moments. Il n’est pas possible de faire de même en ce qui concerne les procès à accusé unique au risque de déménager toute l’équipe de Kigali. Cela aurait entrainé d’autres problèmes. Les lieux des crimes demeurent au Rwanda et une capacité d’enquête sur place demeure nécessaire. Le compromis a donc été de ne déplacer à Arusha qu’une partie de la division des enquêtes, tout particulièrement celle en charge d’aider la conduite des procès à accusés multiples.

La question de la divulgation des preuves a aussi été un autre défi majeur. Ce point a été soulevé ici par les Conseils de la défense. Il nous est fait obligation de communiquer les moyens de preuve à charge et les moyens de preuve disculpatoires. Nous nous sommes efforcés de respecter cette obligation. Il n’y a pas de rétention délibérée des informations à communiquer à la défense. Notre politique est d’être aussi libéral que possible. Nous nous efforçons de divulguer tout ce qui est pertinent. Mais bien entendu, comme Dior Fall l’a dit hier, la première appréciation doit être faite par le Procureur. Elle peut différer ce celles des Juges ou de celles de nos amis de la Défense. Et la non divulgation peut aussi être la conséquence d’une mauvaise appréciation de notre part à déterminer ce qui est pertinent et disculpatoire. Nous ne retenons pas volontairement des éléments que nous jugeons pertinents ou discupaltoires. Si nous les estimons comme tels, notre politique est de les communiquer. Mais quelquefois, bien sûr, il peut y avoir des anicroches.

Si vous avez une seule situation qui donne lieu à plusieurs affaires, votre défi est de partager l’information, même entre les différentes équipes du Bureau du Procureur. Dans ce cas, presque tout peut intéresser l’autre équipe. Il s’en suit que vous devez mettre sur pied un système grâce auquel les différentes équipes partagent les informations, et faire en sorte que ce qui est en possession d’une équipe soit mis à la disposition des autres équipes. Parfois nous pouvons montrer des déficiences sur ce point ce qui conduit à des manquements dans notre politique de divulgation, mais ce n’est pas délibéré.

Nous avons mis en place une banque de données informatisée (EDS :Electronic disclosure sheet). Note souhait a été de la concevoir de telle sorte que tous les éléments dont nous disposons puissent être électroniquement à la disposition de la Défense. Le système a été critiqué par la Chambre d’appel du fait de son architecture. Nous avons donc essayé de le restructurer afin de répondre aux exigences de la Chambre d’appel. Nous ne pouvons pas en effet seulement déposer dans la banque de données une énorme masse d’informations, mais nous devons l’organiser, la référencer afin que les gens sachent ce qu’ils doivent chercher et quoi. Ce processus est toujours en cours.

A l’ordre du jour du premier jour de la conférence, mention a été faite de la question du personnel. Je dois dire, à cet effet, que les exigences de la stratégie d’achèvement du mandat ont changé notre politique de recrutement au sein bu Bureau du Procureur. Je pense qu’au tout début, lorsque le droit pénal international en tant que tel était une nouveauté, nous avions réellement besoin de gens qui étaient forts, qui connaissaient les principes du droit pénal international. Nous en étions alors à la phase des enquêtes, les procès n’avaient pas encore commencé. Mais avec le début des procès et l’établissement progressif de la jurisprudence, puis son éclaircissement par les Juges, il est devenu de moins en moins important de mettre l’accent sur le recrutement de Procureurs qui avaient des diplômes d’études supérieures en droit pénal international. Nous avions alors besoin de personnes qui pouvaient aller au prétoire, présenter les preuves et défendre leur cas. Nous avions besoin de procureurs avec des talents d’argumentation. C’est ce sur quoi nous avons mis l’accent ces dernières années.

Le droit est supposé être lu et compris par tout un chacun. Mais les talents prennent du temps à se construire. Par conséquent, il vous faut engager ceux déjà talentueux comme orateur et comme avocat pour qu’ils améliorent le droit. Il y a des gens en effet qui ne peuvent pas tenir la dragée haute à Aïcha Condé et à ses autres collègues du prétoire. Ce fut un des changements que nous avons eu en matière de recrutement et cela fut bénéfique.

Voilà donc en résumé certains des changements que nous avons eu à faire, en raison de la stratégie de fin du mandat. Ils ne sont pas isolés du Greffe et des Chambres. Nous avons tous eu des mesures à prendre afin d’accélérer les procès et d’être en mesure d’atteindre les objectifs de fin de mandat.

Maintenant, s’agissant de la question qui a presque dominé les discussions du premier jour, à savoir les allégations contre le FPR. Beaucoup de questions ont été posées, beaucoup de commentaires ont été faits. Comme je l’ai dit en introduction, je vais essayer de contribuer à la discussion en tenant compte des contraintes imposées par ma charge actuelle et par le travail en cours.

Je crois que nous devons être clair sur un point. Le Bureau du Procureur n’a jamais adopté la position selon laquelle les enquêtes sur ces allégations ou leur poursuite ne relevaient pas de son mandat. Au contraire, cela a toujours été reconnu par le bureau du Procureur et cela par les différents Procureurs qui se sont succédés. J’ai eu l’opportunité à plusieurs reprises devant le Conseil de sécurité de répéter que nous reconnaissions cette obligation, que nous avions l’intention de nous en acquitter et que nous progressions par étapes afin d’honorer cette obligation.

L’impression selon laquelle il y a eu des manœuvres dilatoires et que rien n’a été fait n’est pas réelle. À l’évidence, c’est un domaine très difficile, mais un important de travail, notamment un travail d’enquête, a été mené au cours des années. Le gouvernement rwandais en est parfaitement conscient et est tenu informé de ce qui se passe. Depuis la fin de la suspension de sa coopération avec mon prédécesseur, les enquêtes ont repris, plusieurs questions ont été examinées et le gouvernement est pleinement informé.

Mais comme dans toutes les affaires que nous traitons, nos décisions doivent être fondées sur les éléments de preuve disponibles. Quelque que soit l’affaire que nous traitons, nous devons nous assurer que les informations disponibles peuvent être traduites en moyens de preuve susceptibles d’être utilisés au procès et susceptibles de nous donner des chances raisonnables de convaincre les Juges. Ce sont selon ces règles que nous devons procéder et selon aucune autre. Nous devons aussi procéder en tenant compte et en respectant l’indépendance du Bureau du Procureur. Il ne s’agit pas seulement de son indépendance par rapport à un État ou par rapport au Rwanda seulement. Il s’agit de manière plus générale de son indépendance par rapport aux États, aux organisations et aux individus. En la matière, nous ne pouvons accepter aucune tentative d’exercer une influence sur notre position.

Deux questions principales ont été soulevées : l’enquête sur les tirs qui ont abattu l’avion et l’affaire de Kabgayi. Je pense que je me suis exprimé clairement sur ces deux points. En ce qui concerne l’avion, je crois que tous les Procureurs ont adopté une position identique, à savoir que ce n’est pas une question qui relève du mandat du TPIR. Nous avons été mandatés pour poursuivre trois crimes spécifiques : le génocide, les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité. Or, cet incident précis ne relève d’aucune de ces trois catégories. C’est donc une question de compétence. Et cette position a été partagée par tous les Procureurs. Néanmoins, au-delà de cette question juridique, il faut reconnaître qu’il y a des difficultés liées à la preuve. Certains avancent l’hypothèse selon laquelle l’avion aurait été abattu par les gens du FPR. Des déclarations viennent appuyer cette proposition. Cependant, il existe également une autre position qui suggère que l’avion aurait été abattu par les membres des FAR [Forces armées rwandaises]. Il y a des déclarations qui vont même plus loin et qui suggèrent une implication externe. Ce n’est donc pas un débat que l’ont peut trancher facilement et ce n’est pas comme si il y avait des preuves évidentes permettant d’identifier clairement le groupe particulier qui a tiré sur cet avion. Mais quelque que soit le problème de la preuve et de ce qu’elle pourrait indiquer, notre position, comme je l’ai dit, est que cela ne relève pas du mandat du TPIR.

Le deuxième élément porte sur l’incident de Kabgayi où un certain nombre de membres du clergé ont été assassinés par des soldats du FPR. C’est une affaire qui a fait l’objet d’une enquête approfondie de notre part ainsi que de la part du Rwanda. Nous avons pensé que l’on pouvait traduire en justice un certain nombre de personnes, quatre personnes. En résumé, les éléments de preuve prouvaient que quatre soldats avaient ouvert le feu sur ces victimes au cours d’une réunion en présence d’autres officiers de haut rang. En résumé, voilà ce que je peux dire. Nous pensions que nous pouvions faire le procès des gens qui avaient appuyé sur la gâchette ainsi que contre les officiers qui étaient présents à cause de leurs responsabilités en qualité de supérieur hiérarchique.

Le Rwanda voulait avoir la possibilité d’instruire l’affaire à leur niveau et j’ai approuvé cette position. Essentiellement en raison du fait que si le gouvernement Rwandais pouvait être amené à accuser et à poursuivre efficacement et équitablement des gens qui étaient perçus comme étant partie de l’Establishment, ce gouvernement pouvait par ce fait contribuer plus grandement à la réconciliation nationale, si cette affaire était traitée équitablement à ce niveau. Le procès s’est terminé ainsi que l’appel. Nous n’avons fourni aucun élément de preuve au Rwanda. Les moyens de preuve utilisés découlent des enquêtes menées par le Rwanda. Mais elles corroborent les éléments que nous avions.

L’acte d’accusation qui a été retenu a été vu par le Bureau du Procureur du TPIR et approuvé par le Procureur. Cet acte d’accusation ne faisait pas référence seulement à des violations de la loi nationale. Les personnes n’étaient pas poursuivies seulement pour des violations du droit rwandais, mais aussi pour des violations des Conventions de Genève : deux d’entre eux pour meurtre, les deux officiers de haut rang pour complicité de meurtre en raison de leur position de supérieur hiérarchique, les deux au nom des Conventions de Genève. A l’évidence, ce procès n’a pas été mené dans le cadre du droit rwandais uniquement.

Le procès était public. Je sais que le professeur Reyntjens a soulevé un certain nombre de questions en s’appuyant largement sur la lettre de Human Rights Watch portant sur cette affaire. J’ai répondu à cette lettre, je ne sais pas si vous en avez eu connaissance de ce fait. J’ai répondu à cette lettre de Human Rights Watch. Cette réponse traite de toutes les questions que vous avez évoquées. Mais en résumé, le procès était public et il a été suivi par le Bureau du Procureur. Deux personnes étaient affectées à cette tâche : un avocat général principal et un conseiller juridique principal. D’après les rapports qui m’ont été faits, ils ont assisté à toutes les audiences. Ils étaient là tous les jours et ont examiné les documents.

Finalement, j’ai été en mesure de proposer une évaluation au Conseil de sécurité, le 4 juin dernier dans laquelle j’affirmais que de mon point de vue et en me fondant sur les rapports des personnes chargées de suivre le procès, le procès avait été public, équitable et juste. Par conséquence, il n’y avait pas de raison que le tribunal exerce son droit sur cette affaire. Comme je l’ai déjà indiqué précédemment, les poursuites n’ont pas été conduites seulement dans le cadre du droit national. Et jusqu’à aujourd’hui je n’ai pas reçu d’indications de la part d’autres observateurs que le procès avait été conduit de manière inappropriée.

Nous ne pouvons pas nous permettre de déclarer le procès inéquitable sous prétexte qu’il y a eu des acquittements. Un procès équitable peut tout aussi bien conduire à un acquittement ou à une condamnation. Ce n’est pas le résultat qui est le critère décisif mais le déroulement. Et au cours de ce processus, les juges se sont rangés à l’avis que les officiers supérieurs ne pouvaient pas être tenus coupables pour deux raisons. La première est que l’un d’entre eux a montré qu’immédiatement après les incidents, il avait été arrêté et détenu pendant une assez longue période. La question était alors la suivante : était-il en mesure de pouvoir punir ses subordonnés ? La réponse est non. En se fondant sur des bases purement factuelles, on peut dire qu’il n’était pas en position de le faire. Et les juges, dans leur propre évaluation, ont aussi répondu par la négative à cette question. Ensuite, qu’il n’était pas raisonnable de penser que les officiers supérieurs étaient en mesure de s’attendre à ce qu’un tel incident se produise, encore moins qu’ils aient pu prendre des mesures pour l’empêcher. L’affaire est terminée et j’ai fait part de ma propre évaluation au Conseil de sécurité auquel j’ai indiqué également le 4 juin que, pour l’heure, même si les travaux sont en cours, aucune affaire n’est prête pour passer à la phase d’accusation s’agissant de cette catégorie. Voilà ce qu’il en est sur ce point.

Ce n’est pas que le Bureau du Procureur soit réticent à faire son travail, mais son travail doit se baser sur des preuves conséquentes présentées par des témoins crédibles qui nous donnent une chance raisonnable de succès. De plus, il faut aussi tenir compte d’autres facteurs, comme celui de la réconciliation nationale. Il demeure, comme André Guichaoua l’a mentionné, que nous avons encore à accomplir un important travail sur les crimes majeurs. Notre liste de cibles a été ramenée à moins d’une centaine de personnes, et le résultat est qu’il y a des centaines de génocidaires qui sont libres et qui ne sont poursuivis ni pas nous, ni par les juridictions internes. À l’évidence, je reconnais que ce n’est pas une bonne situation.

Laissant maintenant la question du FPR, un certain nombre d’autres points a été évoqué. Par exemple, la question de la sentence a fait l’objet hier d’une attention soutenue. J’ai été surpris d’entendre que pour certains les sentences prononcées par le TPIR étaient trop dures. Le Bureau du Bureau a considéré au contraire dans un certain nombre de cas que les sentences étaient trop légères. Il y a encore un certain nombre d’appels en suspens devant la Chambre d’appel portant justement sur les sentences. Nous ne pouvons pas comprendre comment, quelqu’un qui a été reconnu coupable de génocide, peut recevoir une peine inférieure à l’emprisonnement à vie. Qu’est ce qui peut venir atténuer une reconnaissance de culpabilité pour génocide alors que vous avez été reconnu coupable d’avoir tué des milliers de personnes ? Nous avons donc instruit sur cette base un certain nombre d’appels. Pas de circonstances atténuantes. Je n’essaye pas ici de plaider ma cause devant les Juges. Mais certains ont estimé que ces sentences étaient trop dures. Nous pensons au contraire que dans certains cas elles ont été trop légères. Il y a des appels en suspens, j’ai eu à signer un appel avant de quitter Arusha concernant le dernier jugement et il portait aussi sur la sentence.

Maintenant, après les sentences, essayons de voir quels sont les défis auxquels nous sommes confrontés au TPIR. À l’évidence, nous avons encore 13 fugitifs encore en liberté. On ne peut pas fermer sans que ces gens ne soient arrêtés ni jugés. Cela nous ramène à la question que Silvana Arbia a posée. Doit-on examiner possibilité de juger ces fugitifs par contumace ou doit-on rechercher des moyens alternatifs nous permettant de nous assurer, par exemple, que les éléments de preuve dont nous disposons contre eux soient bien conservés afin qu’au moment où ces personnes seront arrêtées elles puissent effectivement passer en jugement ?

Je le dis parce que les éléments de preuve qui sont présentés devant ce Tribunal sont essentiellement des preuves orales et non des documents écrits. Avec le temps, le Bureau du Procureur a réalisé, au cours des dernières affaires que les témoins du procureurs n’étaient plus disponibles. Et ce pour des raisons légitimes : mort, maladie, réinstallation ou même réticence à témoigner. Que faire de ces fugitifs de grand calibre, si on les attrape et si on les juge cinq ans après la fermeture et qu’il est impossible de trouver des témoins ? La justice sera vouée à l’échec si on ne trouve pas des mécanismes de conservation des preuves ou bien de mise en place de procès par contumace impliquant un nouveau procès lorsque les personnes seront arrêtées.

Ce ne sont pas seulement les fugitifs qui nous posent problème. En raison du fait que nous avons réduit notre liste et puisque le Rwanda n’a pas encore obtenu l’extradition demandée à plusieurs pays, à l’exception dernièrement de la Suède, il y a par conséquent des centaines de génocidaires qui se baladent librement. Par exemple, au Royaume-Uni, quatre des suspects n’ont pas pu être extradés. Si les tribunaux ont reconnu que l’on pouvait retenir des charges contre eux, que faisons nous face à des telles situations ? Comment pouvons-nous garantir que ces personnes auront à répondre de leurs actes ? Comment pouvons-nous nous assurer que les États membres assument leur responsabilité d’entamer des poursuites ou d’extrader ces gens qui sont suspectées d’avoir commis ces crimes ? Il faut que quelque chose soit fait. Autrement, le fossé de l’impunité ne cessera de s’accroître. Le Tribunal va fermer sans que l’on puisse poursuivre certaines de ces personnes. Si elles ne sont pas extradées au Rwanda, la juridiction du pays dans lequel ils vivent n’exercera sans doute pas sa compétence de les poursuivre. Par conséquent, vous parvenez à une sérieuse faiblesse qui pourrait saper l’important travail accompli précédemment.

Une dernière chose, concernant le futur, renvoie aux défis susceptibles d’émerger pendant la phase qui suivra la fermeture du Tribunal. Je crois que quelqu’un a soulevé ce point. Il est vrai que lorsque les tribunaux ont été créés, même si ils ont été déclarés ad hoc, peu d’attention a été portée au fait qu’ils devraient un jour fermer. Quelles sont donc les conséquences d’une telle fermeture ? Il n’est pas très habituel d’avoir à fermer un tribunal. Un tribunal est censé habituellement être une structure permanente, à l’image d’un État. Donc fermer un tribunal c’est comme fermer un État. Quelles sont les conséquences de la fermeture d’un État ?

La fermeture d’un tribunal qui a condamné des personnes à perpétuité ou à d’autres peines entraine un nombre important de problèmes. A quelle juridiction ces personnes condamnées devront-ils s’adresser pour traiter des problèmes qui les concernent ? Que faire de nos archives ? Le Greffier en a parlé hier. Que faire de nos artiches en termes de location, d’accès et de gestion ? La plupart des documents sont confidentiels. Qui devrait y accéder et sur quelle base ? La plupart de ces questions ont un impact direct sur la protection des témoins, etc.

La fermeture imminente nous a confronté à l’ensemble de ces questions. Heureusement, nous avons travaillé de concert avec le TPIY, et nous avons soumis un certain nombre de propositions au Conseil de sécurité pour que ce dernier décide des mesures à prendre concernant les questions à résoudre après la fermeture. Le Conseil n’a pas encore pris de décision. Mais pour faire bref, une des idées qui a été avancée est que, face à la probable nécessité de conserver un pouvoir judiciaire même après la fermeture, il serait utile de maintenir un système de listes de procureurs, de conseils de la défense et de juges. Ainsi, si un accusé souhaite faire valoir son droit à la révision d’ici, disons, dix ans, un banc de juges peut être réuni pour traiter de cette requête. Ou encore, lorsqu’il y aura des questions de commutation de peine ou de pardon survenant après la fermeture, il faudra qu’elles soient gérées par le Président d’un Tribunal qui n’existe plus. Il y des mécanismes qui ont été recommandés et qui sont actuellement examinés par le Conseil de sécurité pour faire en sorte que des solutions soient trouvées à ces problèmes pratiques.

Il y a aussi le problème de l’entretien des personnes qui ont fait l’objet d’un déplacement géographique ou de personnes accusées qui ont été reconnues coupables et qui auront fini de servir leur peine après la fermeture. Ceux qui finissent leur peine nous posent déjà actuellement suffisamment de problèmes, qu’en sera-t-il de ceux qui seront libérés après la fermeture ? De même des solutions ont été suggérées et sont en cours d’examen par le Conseil de sécurité.

Voilà certaines des questions qui se sont posées et sur lesquelles j’ai voulu réagir et attirer l’attention.
Je vous remercie de votre attention.