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contribution 02 - SOREL Jean-Marc

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Débuts du TPIR - Bilan du TPIR - Écriture de l’histoire - Politique & Justice

Jean-Marc SOREL

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Merci, Monsieur le Président ; merci cher Vincent ; et merci également pour l’organisation de ce superbe colloque. Je vais essayer de ne pas parler trop vite pour les sténotypistes et je salue d’ailleurs au passage leur travail.

Donc, c’est un vague théoricien qui va vous parler, selon les mots de Madame Del Ponte ce matin, pour qualifier les universitaires.

Jean-Pierre Getti, qui avait présidé la première session n’est plus présent. Moi-même, je devrai quitter cette salle vers 15 heures, et je vous prie de bien vouloir m’en excuser. Il m’avait laissé quelques notes mais nous avons peu de temps. Je me contenterai de lire la conclusion de Jean-Pierre Getti, enfin, de la lire ou de la résumer.

Il était d’accord avec François Roux, puisqu’il disait que le Tribunal devait faire preuve d’humilité, et il balançait en quelque sorte entre le semi-échec évoqué par François Roux, pour le débat de la première journée, et le satisfecit de Monsieur Webster. Il pensait qu’il fallait faire un équilibre entre ces deux points de vue et améliorer éventuellement le modèle civil law / common-law.

Alors très égoïstement, j’en viens à la synthèse de ce qui m’a intéressé lors de ma présidence. Dans les points qui se sont dégagés hier, au moment où nous avons abordé la question du procès et de l’établissement de la preuve, j’ai ressenti l’existence de deux procès : le procès du Procureur et le procès de la Défense. Chacun a ses preuves. J’ai même l’impression que tous n’ont pas forcément les mêmes preuves. Et on a vraiment l’impression qu’il y a une sorte de parallèle entre les deux, que ces parallèles comme il se doit, ne se recoupent pas, et qu’il y a sans doute de ce fait-là, manière d’arriver à des extrémités. À des extrémités, peut-être de la part du Bureau du Procureur en accumulant à charge des preuves, et une extrémité peut-être du côté de la Défense, mais je le dis prudemment parce que je sais que ceux qui sont présents, aujourd’hui, ne sont pas les auteurs de ces extrémités. Mais peut-être ceux qui ne sont pas présents, d’autres collègues malheureusement le sont, c’est-à-dire qu’on va pousser à bout une logique de manière à essayer d’innocenter pour contrebalancer le travail du Procureur.

Je me demande d’ailleurs, à cet égard, sans revenir sur le problème du modèle civil law/common-law, s’il ne faut pas plus impliquer les Juges entre le Bureau du Procureur et la Défense, autrement dit, si le Juge ne doit pas être plus actif. C’est une question que je pose, je n’ai pas de réponse.

Autre enseignement hier, la question que je qualifierais de confusion des genres. Je parle là des témoins. J’ai été très surpris par le fait que du côté des témoins, finalement, existent des catégories de personnes très différentes qui s’appellent tous des témoins : il y a le témoin expert, il y a le témoin victime, il y a le témoin accusé, il y a peut-être le témoin tout court en dehors de ça. Tous ceux-ci témoignent. C’est peut-être là véritablement un problème de modèle procédural, mais il semble vraiment qu’il y ait une confusion des genres, si bien que la victime se retrouve parfois dans une situation d’accusation, y compris l’expert, etc. On ne sait plus qui est qui.

Et je crois également, je vais prononcer un mot qui peut-être est un petit peu savant mais qui me paraît important, je crois que du point de vue des témoignages, il y a un problème d’anthropologie juridique. Je crois qu’on ne peut pas aborder la question du témoignage partout dans le monde de la même manière selon les cultures et selon les faits que l’on juge. J’ai l’impression qu’on plaque un modèle qui n’est pas adapté.

Je vois également dans les éléments de synthèse par rapport à hier, que très sincèrement la Défense - je ne parle pas des personnes qui sont là, encore une fois, mais de la Défense globalement -, doit en quelque sorte faire un travail sur elle-même aussi. L’idéal serait sans doute le fameux barreau international. Mais on sait que ça n’existe pas. Tout ceci mène un peu aux extrêmes. Je pense qu’il faudrait vraiment une démarche déontologique très claire de la part de la Défense, commune sans doute, une sorte de code de déontologie parallèlement au Procureur, puisque d’un côté, encore une fois, on cherche à innocenter à tout prix et de l’autre côté, on a une personne qui est immédiatement coupable.

L’inculpé, l’Acte d’accusation certes existent, il y a bien sûr des éléments, mais il est immédiatement coupable. Madame Del Ponte, ce matin, nous disait de manière amusée, que finalement la préventive c’était le début de la peine. Je ne raconterai pas tout à fait ça à mes étudiants, parce que ce serait choquant, mais je comprends bien ce que vous voulez dire. Si on arrive à plus d’équilibre de ce côté-là, à mon avis, on évitera - du moins dans le cas du Rwanda - d’une part la tentation négationniste, et d’autre part, peut-être aussi ce que j’appellerai la machine à condamner. Dans les deux cas, il faut essayer de trouver un juste milieu. Ce matin, le Procureur Jallow en a parlé. Il a été question de juger tout le monde, de juger le génocide, mais le génocide et également les autres actes que je ne qualifie pas mais qui pourraient être qualifiés... qui de toute façon sont des actes pour le moins meurtriers.

Plus globalement sur ce Tribunal, quelques réflexions générales : il faut savoir que tout Tribunal, surtout dans le contexte international, est la conséquence d’un échec. Pour reprendre un mot d’un juriste français célèbre, décédé aujourd’hui, le doyen Carbonier, tout contentieux est une pathologie du droit . Autrement dit, si on a un Tribunal c’est que quelque part, quelque chose n’a pas fonctionné.

Là, nous avons un Tribunal particulier puisqu’on a un fait historique monstrueux, un génocide, qu’il faut juger, et donc notre Tribunal va être une sorte de thérapie partielle et partiale par rapport à ce fait. Je crois que c’est le Président Byron qui le premier jour disait « nous ne sommes qu’un élément ». Je suis d’accord sur ce point-là. Le Tribunal n’est pas là pour résoudre globalement le problème du génocide. Il n’est sans doute pas adapté... Il est si mal adapté qu’on nous a dit qu’il n’avait pas prévu l’acquittement. Mais nous sommes dans une situation particulière. Un Tribunal dans un État, c’est une entité que l’on va créer pour des contentieux à venir que l’on ne connaît pas, par définition.

On crée un Tribunal pour un fait précis à juger. Peut-être qu’un des problèmes du Tribunal, je le dis d’une manière abrupte, c’est qu’on juge une évidence , sans faire de jeu de mots entre le mot anglais et le mot français , mais on juge une évidence. C’est très difficile de prendre du recul par rapport à ceci. Il ne faut donc certainement pas trop attendre de cette justice, d’autant que le TPIR n’est pas un Tribunal africain mais c’est quand même un Tribunal en Afrique, et donc ça créé bien sûr un cadre particulier et des contraintes particulières.

Ce Tribunal, comme le Tribunal pour l’ex-Yougoslavie, est le résultat d’un échec de la communauté internationale. C’est un élément de la bonne conscience de la communauté internationale. Il ne faut pas se voiler la face sur cette question-là. Comme c’est un élément de la bonne conscience, ça entraîne sans doute une certaine impunité pour les vainqueurs. Et là est le problème. Vainqueurs qui vont perpétuellement revendiquer leur statut de victimes et qui ne se placeront jamais comme bourreaux.

Comme l’histoire nous l’enseigne, l’honnêteté me conduit à dire que la distance entre la victime et le bourreau est parfois très fine. N’oublions pas pour l’ex-Yougoslavie, Madame Del Ponte le sait certainement mieux que moi, que la thèse de la Serbie consiste à dire : « Nous nous sommes défendus parce que nous étions des victimes. » Donc on devient bourreau parce qu’on se sent victime au départ, etc, etc. Il y a toujours cet engrenage qu’il faut bien prendre en compte. Je pense que le Tribunal est important, mais n’est sans doute pas suffisant pour régler cet ensemble de problèmes.

Damien Vandermeersh citait dans le papier qu’il avait donné une phrase d’Hannah Arendt en disant que la victime dépasse le cadre de la justice. Je crois c’est vrai, et c’est vrai également pour notre Tribunal.

Alors de cette mauvaise conscience de la communauté internationale a découlé une forme d’impunité, mais d’impunité non pas pour ceux qui avaient commis des actes mais une forme d’impunité juridictionnelle pour les tribunaux. D’où tous les particularismes que l’on a acceptés d’une manière ou d’une autre et dont on a parlé ces derniers jours : La question des témoignages, la question du huis clos, la question des actes d’accusation maintenus secrets, et bien évidemment l’ahurissante détention préventive.

Tout cela a toujours été justifié et est sans doute justifiable. Mais le problème c’est que la Défense ne l’entend pas de cette oreille, parce qu’on a un Tribunal que l’on qualifie d’exceptionnel pour un fait exceptionnel, mais on donne à la Défense finalement les armes que l’on donnerait à un tribunal classique. Il y a sans doute là un décalage parce qu’on n’arrive pas à s’avouer que l’on juge un crime de masse et que peut-être cela permet certaines choses qu’on ne permettrait pas ailleurs.

Je n’explique pas, je ne justifie même pas ces particularités, mais j’essaie de les comprendre. On nous dit que même si on est acquitté on est coupable. Et je veux simplement dire à Madame Del Ponte que - du moins, pour le système que je connais en France - on ne laisse pas quelqu’un qui a purgé sa peine ou quelqu’un qui est acquitté sur le trottoir, sans aide. Dans le système que je connais, il y a un accompagnement judiciaire. Quelqu’un qui aurait commis un vol en France et qui sortirait après avoir purgé sa peine risquerait certainement moins que celui qui sort du Tribunal pour le Rwanda ou du Tribunal pour l’ex-Yougoslavie. A partir de là, je crois qu’il est donc un petit peu difficile de laisser ces personnes sans aide.

Autre point : l’enjeu politique. L’opposition entre la politique et le droit. Pour moi, je suis désolé, c’est un alibi qui me paraît facile, pas sérieux et qui n’existe pas. Droit et politique sont évidemment mêlés, ils sont mêlés au niveau des juridictions internationales, ils sont mêlés dans le droit international, et je dirais qu’ils sont mêlés dans les juridictions internes.

Si on prend, encore une fois, l’exemple de la France, on a à l’heure actuelle un grand débat sur le juge d’instruction, l’indépendance du parquet, etc. C’est évidemment politique. Toute justice a ses aspects politiques, et bien évidemment, le Tribunal pour le Rwanda peut-être encore plus parce qu’il est sur le devant la scène internationale.

Enjeu politique, pourquoi ? Parce qu’en droit international, il y a une expression qu’on utilise qui n’est pas très belle, mais on appelle ça « le facteur CNN ». Le facteur CNN, c’est qu’à un moment donné il y a des événements qui sont sous les feux d’actualité, il faut faire quelque chose. Le Rwanda, évidemment, c’est un événement encore plus dramatique que bien d’autres événements, donc il fallait faire quelque chose. On a fait ce Tribunal comme on avait fait le Tribunal pour l’ex-Yougoslavie.

On a pu entendre également des critiques plus ou moins feutrées sur la comparaison Rwanda Yougoslavie, je parle des tribunaux évidemment. Certes, les situations sont différentes, la stratégie est différente. Néanmoins, je ne vais peut-être pas être très gentil, mais tant pis, c’est mon rôle d’universitaire, j’ai la parole assez libre et j’en profite, mais est-ce que dans les deux cas on n’a pas eu le même phénomène, c’est-à-dire la grenouille qui veut se faire plus grosse que le bœuf ? On a des tribunaux qui sont partis en fanfare : « On va juger tout le monde » etc., qui se sont retrouvés limités dans le temps et qui maintenant n’ont qu’une stratégie de renvoi. De ce côté-là, on peut au moins reconnaître que les deux tribunaux ont peut-être des problèmes comparables si ce n’est similaires, y compris pour la qualification des crimes.

Je voudrais simplement ajouter des éléments par rapport au crime de génocide. C’est vrai que, si le Tribunal pour l’ex-Yougoslavie tourne autour du génocide, rappelons-nous également que la Cour internationale de justice, celle qui juge les États, s’est également prononcée sur le fait qu’il existait un génocide à Srebrenica. Elle n’en a pas peut-être déduit les choses comme l’on aurait souhaité concernant le rôle de la Serbie, mais au moins elle l’a fait.

À partir de là également, il existe une autre confusion qu’il faut peut-être éviter : impartialité et neutralité. Un Tribunal doit être impartial, c’est clair, il y a des garanties dans les statuts pour que tous ceux qui travaillent soient impartiaux. Neutre, je n’en suis pas certain. On a tous notre opinion. J’avais un enseignant en droit qui nous disait toujours : « Un tribunal c’est finalement le résultat objectif d’une collection de personnes subjectives ou de subjectivité ».

L’objectivité va ressurgir d’un ensemble d’opinions. Donc il ne faut pas se faire trop d’illusions. Tout tribunal a une politique juridictionnelle, j’allais même dire doit avoir une politique juridictionnelle. Et dans ce sens-là, je serai d’accord avec Madame Del Ponte. Simplement je pense que le problème n’est pas forcément l’indépendance du Procureur en tant que telle mais sans doute l’indépendance de la juridiction en général.

Alors pour finir : modèle ou contre-modèle ? C’est la question qui est posée pour ce Tribunal. Si on parle de modèle, ça veut dire qu’on espère une pérennité, qu’on espère dans le futur que ce Tribunal puisse servir de modèle. Qu’est-il arrivé après la création des Tribunaux pour le Rwanda, et la Yougoslavie ? Je ne parle même pas des autres, Sierra Léone et autres. Ce qui est arrivé, c’est la Cour pénale internationale. Alors, est-ce que le Tribunal pour le Rwanda a servi pour la Cour pénale ? À mon avis, oui, un peu comme brouillon, pardonnez-moi l’expression. C’est vrai également pour le Tribunal pour l’ex-Yougoslavie, en essayant de ne pas répéter certaines erreurs de ces tribunaux, notamment en termes de procédure.

Le fait, par exemple, que le Procureur est sans doute moins seul, le fait que les victimes trouvent une place à la CPI . Cela ne veut pas dire que la CPI fonctionne bien, je n’ai pas dit cela, mais au moins sur le Statut, il y a peut-être eu là un effet modèle.

Si on parle de contre-modèle, il faut préciser par rapport à quel modèle, par rapport à quoi est-ce que c’est un contre-modèle ? Qu’est-ce qu’on a comme modèle avant Arusha et avant La Haye ? On a Nuremberg. Est-ce vraiment un modèle ? Je ne pense pas, nous ne sommes pas dans les mêmes circonstances même si évidemment c’est toujours de l’ordre de l’horreur.

Il ne faut pas oublier qu’on aurait pu avoir un modèle. La Convention sur le génocide de 1948, prévoyait une Cour criminelle internationale qui n’a jamais vu le jour, et qui peut-être aurait facilité notre tâche depuis.

Je ne pense pas que le Tribunal soit tout à fait un modèle ou tout à fait un contre-modèle. J’aurai simplement une opinion très modeste en disant que c’est une juridiction qui se construit ou qui devient un modèle un peu en marchant. C’est-à-dire que le modèle, on l’aura peut-être un peu plus tard, mais surtout, c’est quelque chose que j’ai ressenti un peu dans les différents débats, je crois que le modèle doit être un modèle original, on ne doit pas se fier à ce qui existe dans un État. Il faut créer quelque chose qui est adapté à l’international. Je travaille beaucoup sur les modèles juridictionnels. Malheureusement, la séparation des pouvoirs, Montesquieu, cela ne nous sert pas beaucoup en droit international.

La justice est apparue d’une certaine manière dans l’histoire de l’État. En droit international, la justice est apparue comme un élément tiers qu’on mettait à côté, que les États ont progressivement accepté. On ne peut pas faire d’anthropomorphisme étatique, c’est-à-dire d’imitation de l’État. Nous sommes dans quelque chose de différent.

Dernier mot, pour dire que peut-être, il faut faire attention, mais pas spécialement pour le Tribunal pour le Rwanda, en général, à une obsession qui est l’obsession de la recherche absolue de la responsabilité. Il faut faire attention à la mécanique juridictionnelle implacable même si elle est justifiée. Parfois, en effet, la chasse aux responsables a tendance à remplacer la quête des faits ou la quête de la vérité. Ça peut être un problème. Je résumerai en disant que le juste prime souvent le vrai. Certes, on va avoir une justice, mais est-ce que cette justice correspond à ce qui s’est réellement passé ? Je n’en suis pas complètement certain. J’estime néanmoins que le Tribunal devait exister. Il existe et c’est malgré tout une expérience positive malgré tout ce que je viens de dire. Je vous remercie.

Vincent CHETAIL

Merci beaucoup pour cette perspective tout à fait enrichissante qui a de plus le mérite d’instiller un petit peu de démarche critique. Je passerai la parole à Antoine Garapon pour la synthèse de la session d’hier après-midi, avant de passer ensuite la parole aux autres universitaires sur leurs impressions concernant ces deux jours et demi.