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contribution 23 - CRUVELLIER Thierry

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Détention préventive - Écriture de l’histoire - Les libérés

Thierry CRUVELLIER

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Merci. Je ne voudrais pas que tout le temps soit accaparé par les questions de détention, mais je ne peux pas, quand même, m’empêcher de revenir là-dessus. Quand j’entends les hésitations de certains, encore, à affronter le problème de cette durée de détention, je crois que c’est pour éviter un point qui est une marque de honte assez indélébile sur ce Tribunal. Dans ce sens-là, le TPIR laisse le pire des bilans de tous les tribunaux. J’espère qu’il sera le contre-exemple pour tous les autres tribunaux.

Le Juge Vandermeersch des deux cas totalisant la plus longue détention, 14 ans. Mais le problème au TPIR est vaste puisqu’il y a au moins, si mes souvenirs sont bons, une quinzaine d’autres accusés qui passent plus de 10 ans au moins, parfois plus , avant que leur jugement ne tombe. Ce bilan n’a pas d’équivalent. A chaque fois que je le dis à l’étranger, il est accueilli par un air de stupéfaction totale. Ce genre de situation, quand il existe dans un pays, est dénoncé avec virulence par toutes les organisations de droits de l’homme.

On est donc à l’évidence dans la violation d’un principe fondamental et là-dessus, le TPIR laisse un bilan tout à fait exécrable.

Le problème de la détention au TPIR, à mon avis, touche aussi l’exécution. On a aussi un bilan ici qui est un Tribunal qui applique une exécution des peines absolues. Les condamnés du TPIR purgent jusqu’au dernier jour leur peine. Ce n’est pas du tout le cas pour la Tribunal pour la Yougoslavie, on ne sait pas encore comment les autres tribunaux l’appliqueront parce qu’on n’en est pas encore là. Il faut espérer qu’ils appliquent une remise de peine sous certaines conditions ce qui est considéré un peu partout comme une évolution normale des systèmes de droit les plus évolués où, quand même, les condamnés ont un droit à une libération anticipée.

Je rappelle qu’au TPIY, l’exécution est des deux tiers en général. Je connais l’argument qu’on réplique toujours, c’est qu’au Rwanda, c’est un génocide, c’est différent. Je ne le crois pas très convaincant, je crois qui s’inscrit dans un héritage d’un tribunal qui a une politique carcérale extrêmement dure et qui est sans doute due au contexte politique dans lequel il a travaillé.

Un dernier point là-dessus. Sur cette question, je crois qu’on ne peut pas passer sous silence le rôle des Juges et la responsabilité des Juges. C’est-à-dire que face à cette question, les Juges du TPIR ont renoncé à toute espèce de décision courageuse en la matière, malgré des conditions et des circonstances difficiles pour que la règle de droit s’applique et s’applique aussi au Rwandais. Donc, là-dessus, je crois qu’il faut être extrêmement clair, si on échappe à ce bilan, on se ment à nous-mêmes.

Maintenant, pour sortir un peu de ce débat car notre session est censée porter sur le jugement, il me semble qu’il s’est passé des choses assez intéressantes récemment, qui se retrouvent notamment dans le jugement de Bagosora. Ce jugement, qu’on a attendu pendant 13 ans ou plus, est extrêmement intéressant, me semble-t-il, dans la façon dont il montre comment le TPIR, maintenant, se place par rapport à l’écriture de l’histoire.

Ces tribunaux ont toujours un énorme problème par rapport à l’écriture de l’histoire. En effet, ils veulent à la fois ne pas l’écrire, puisque ce sont des Juges, mais en même temps, ils sont contraints de l’écrire parce que la matière qu’ils travaillent, c’est de l’histoire. Les tribunaux ont donc beaucoup de mal à gérer cette responsabilité, mais je trouve que la façon dont le génocide est raconté par le TPIR en décembre 2008 a considérablement évolué par rapport à la façon dont il pouvait l’être 10 ans avant, dans le jugement Akayesu pour ne prendre qu’exemple. Ceci pose une question très intéressante, me semble-t-il, qui est la suivante : autant le Tribunal est aussi dépendant de l’évolution des circonstances politiques dans lesquelles il travaille, c’est-à-dire qu’il y a des choses qu’il ne pouvait pas faire en 98 qu’il peut faire 10 ans plus tard et inversement. Par rapport aussi à la compréhension de ce qui s’est passé au Rwanda, on voit bien que le Tribunal évolue en même temps que notre connaissance évolue. La façon dont il écrit aujourd’hui l’histoire est extrêmement différente de celle avec laquelle il l’écrivait il y a 10 ans.

Je ne sais pas si certains des acteurs du Tribunal ont des réflexions à mener là-dessus, mais ça soulève toute la fragilité de l’écriture de ces faits qui sont forcément sujets à des remises en cause avec le temps. Ce n’est pas propre au génocide rwandais, tous ces crimes de masse sont bien mieux compris des années plus tard que juste après les faits.

Voilà, je voulais donc juste souligner que dans le thème des jugements, il y a toute cette dimension-là. On constate une énorme évolution au TPIR. Elle me semble intéressante, mais j’aurais bien aimé que les Juges, les procureurs réagissent sur la manière dont ils se positionnent sur cette question du récit.

A. GARAPON

Merci beaucoup. Je crois que ces rapports entre la justice et l’histoire sont des rapports effectivement très profonds dans le sens où la justice ne peut pas s’abstraire de sa condition historique, ce n’est pas une justice de l’histoire, c’est aussi une justice dans une histoire, une histoire qui continue de s’écrire.
Je donne la parole maintenant à Pierre Richard Prosper.